L'Histoire commence par "La nuit d'avant la vague, je me rappelle qu'Hélène et moi avons parlé de nous séparer. Ce n'était pas compliqué : …" Et la quatrième de couverture dit à la fois l'essentiel et rien du roman : "témoin des deux événements qui me font le plus peur au monde : la mort d'un enfant pour ses parents, celle d'une jeune femme pour ses enfants et son mari. (…) Tout y est vrai."
J'ai aimé ce livre, j'y ai un peu ri, j'y ai appris beaucoup de choses – sur le handicap, sur le vécu des malades atteints du cancer, et sur les familles surendettées aidées par l'activité juridique hors du commun des juges de Vienne. Et j'y ai lu mes peines et mes peurs, celles du passé enfouies et amnésiées, les plus récentes encore douloureuses, et les futures envisageables avec réalisme sans pessimisme … Et je crois, avec le recul de ma lecture, que trois choses principalement m'ont touchée : la première est le parcours d'évolution personnelle de l'auteur, la seconde est que l'empathie comme la compassion s'apprennent, la troisième est qu'aucune résilience n'est possible sans le service de l'autre et à l'autre.
Commençons par le parcours d'évolution personnelle de l'auteur : j'ai lu peu de romans d'Emmanuel Carrère. J'avais beaucoup apprécié "La moustache", et je n'étais pas intéressée par la lecture de "L'Adversaire". De cet homme transpiraient comme de la vanité, de la cruauté et du cynisme, sans que je n'en connaisse les raisons, les motivations. A défaut de le connaître et de le comprendre, j'ai juste ignoré son œuvre, éloignée de mes goûts naturels. Ici, l'auteur se dévoile sans indulgence, factuellement, et au fur et à mesure des pages qui déroulent des vies aussi communes qu'extraordinaires.
Les souffrances des autres peuvent vous rapprocher d'eux ou vous en éloigner. Ce n'est pas facile d'approcher la souffrance de l'autre avec de l'amour, et non avec de la peur. La compassion émotionnelle et le service dans l'action s'apprennent, intuitivement ou non, mais ils s'apprennent. C'est important de le dire et de le redire, car le changement de comportements est la conséquence d'un changement de conditions de vie et de valeurs, et non l'inverse … Et c'est l'une des raisons pour lesquelles le changement peut être appréhendé comme quelque chose de difficile (comment fait-on ?), d'inutile (à quoi cela va-t-il me servir ?), d'identitairement perturbant (qui suis-je depuis tant d'années si je change aujourd'hui ?). Et c'est ainsi que l'on va pouvoir être tenté, bien malgré soi, à s'accrocher à des avantages de la situation présente (dont on n'a pas forcément conscience … et que l'on craint tout de même de perdre), situation dans laquelle l'on s'annonce pourtant si misérable – à défaut de savoir visualiser notre avenir, nommer nos émotions, satisfaire nos besoins, pour enfin, et seulement à ce stade, être en mesure de passer à l'action …
Jusqu'au jour où fortuitement les circonstances de la vie vous apportent sur un plateau un bouleversement d'une telle ampleur qu' "aujourd'hui" devient irrémédiablement "hier" … "D'autres vies que la mienne" est l'histoire dramatique, réelle et belle de ces anonymes qui ont fait passer l'aujourd'hui de l'auteur à hier. Il fallait aussi être capable d'accueillir ces événements.
L'empathie et la compassion s'apprennent
La résilience
Le colibri
L'empathie et la compassion s'apprennent
Cette nouvelle capacité de s'oublier, cette capacité d'aimer, et la valeur de "réussite" qui ne se définit plus par les mêmes critères nous ouvrent les portes vers l'empathie et la compassion, qui s'apprennent.
En ce Noël 2004, lorsque le tsunami ravagea tant de côtes d'Asie du sud est, la compréhension occidentale du drame était inégalement partagée. L'acceptation émotionnelle pouvait ressembler à de la pitié, voire à un sentiment "honteux" qui a pu motiver certains de ceux qui envoyaient des denrées et des médicaments. Les personnes actives proprement dites, au service des individus démunis familialement et matériellement n'ont pas été nombreuses. Les locaux, en état post-traumatique, avaient besoin d'être aidés pour a minima "revenir à la situation ante". J'ose dire qu'ils avaient besoin d'une couverture sur les épaules, d'une oreille attentive et d'un plan Marshall …
Parler du handicap et du cancer, je veux dire en parler concrètement - dans tous ces infinis détails quotidiens qui font la réalité de ces secondes après secondes de souffrances – et bien il y a un moment où parler ne veut rien dire à côté de la souffrance et de la solitude vécues dans leurs chairs et dans leurs âmes par tant de quidam qui nous entourent. Sommes-nous seulement capables de les reconnaître ? de leur sourire ? de leur venir en aide ? de les soulager ?
Ces deux événements dramatiques de vie ont eu pour conséquence de placer l'auteur en contact direct avec ses peurs face aux souffrances des autres. "Habituellement", quand l'autre souffre et que cela nous fait peur ("et si cela m'arrivait ? si cela arrivait à l'un de mes proches ?"), nous ressentons alors de la pitié. Et celle-ci explique le repli, l'agressivité, pour s'en défaire le plus vite possible.
Ce qui est magnifique ici, c'est que face à la souffrance de l'autre, l'auteur et les acteurs des vies qu'il raconte, ne vont pas s'arrêter à leurs peurs, ils vont aller au-delà. Ils vont accepter cette réalité époustouflante de souffrances, et lui faire face en offrant de l'amour. Capables d'empathie (je me place au niveau de tes émotions, mais je ne les vis pas à ta place) et de vécu de la réalité (ses pénibles et durables secondes), ils peuvent éprouver de la compassion. Et c'est alors qu'ils deviennent capables – à leur mesure - de "rendre service", d'aider, d'être auprès de …
Ces qualités émotionnelles ne sont pas inaccessibles d'une part, et il n'est pas obligatoire non plus de vivre des drames pour les développer. Mais il est utile de distinguer la sensibilité d'un être vis-à-vis d'un autre à la sensiblerie. Il y a des émotions qui ne coûtent rien, des émotions qui ne font pas grandir sa capacité à aimer. Etre capable de pleurer devant un film qui vous touche, ou en lisant les lignes d'un roman est pure sensiblerie sans prise de risque émotionnel si l'instant d'après vous perdez le contact avec cette capacité d'aimer qui ne demande qu'à se développer, qu'à être vécue réellement, partagée ici et maintenant, main dans la main … Combien de personnes avons-nous blessé en se croyant "sensibles", par la bonne conscience de ne pas faire de mal autour de soi, quitte à en faire beaucoup un peu plus loin de soi …
Est-on sensible parce que l'on pleure devant un film émouvant, ou pleure-t-on parce que ce film touche un manque qu'on n'a pas le courage de combler ? A chacun de se poser la question quand son émotion est générée par un extérieur avec lequel il n'a pas de contact réel (télévision, cinéma, radio, livre, mail, msn …) et qui lui crée un écho intérieur qui s'appelle sensiblerie si dans la réalité du quotidien il n'y a pas de prise de risque émotionnel … Aimer, c'est aussi prendre le risque de perdre. Et pour la première fois de sa vie, l'auteur découvre qu'un être cher peut vous être ravi par une vague d'eau, par des irradiations, par la maladie, par …., par …., par tant d'événements si éloignés de la lassitude d'une relation.
La résilience
Une fois le drame annoncé et/ou vécu, la vie submergée et ravagée, la résilience doit se mettre en route.
Boris Cyrulnik a beaucoup écrit sur la résilience, sur la vie après l'horreur. L'importance donnée à l'individu depuis des décennies dans nos cultures occidentales a rendu possible l'observation des réactions des hommes face aux drames de la vie.
A titre d'illustration, les populations victimes des bombes jetées sur Nagasaki et Hiroshima n'ont guère eu droit qu'à un hommage occidental d'Alain Resnais, mais aucun psychologue de l'époque n'était formé et / ou autorisé à constater la résilience de ces populations. Lors du tremblement de terre de Gobé, les mœurs avaient évolué. Et aujourd'hui, les drames sont de plus en plus suivis. La dimension médiatique pour faire de l'audience n'est – à mon sens - pas intéressante. Ce qui l'est beaucoup plus, c'est de réaliser ce qui fait la différence entre deux êtres subissant de tels chocs, en l'occurrence "extérieurs" à sa vie personnelle, mais il en est d'autres qui ont lieu dans sa vie intérieure (la maladie par exemple).
Ici encore, "D'autres vies que la mienne" déroule sans discours les trois conditions nécessaires à la résilience :
1- Le choc est-il externe ou proche ? On constate que la fatalité à l'événement dit "naturel" est plus facilement "acceptée" que celle de l'événement non "naturel". Qui n'a pas accusé Tchernobyl des cancers survenus dans les années 80, et n'entend-on pas le grognement qui monte sur le lien fait entre les changements climatiques (réchauffement / refroidissement) et les perturbations de grandes catastrophes (tsunamis, …). Et l'histoire nous fera peut-être parler terriblement bientôt du barrage des Trois Gorges sur le Yangsté, ou encore du fleuve jaune qui n'atteint plus la mer, ou de la mer d'Aral vidée par l'exploitation excessive du coton … Il y a une phase de colère où il faut un coupable. De l'étendue des débats sur les causes psycho-somatiques des maladies, débats effroyablement culpabilisants et non étayés à ce stade. Les effets néfastes des stress - disproportionnés à une situation - sont allégrement mélangés à la sédentarisation de nos conditions de vie si occidentale, si confortable … Attention néanmoins à ne pas se faciliter la tâche en exprimant une forme de nostalgie des temps passés, ce qui reviendrait à ignorer la complexification de nos environnements et notre nécessaire adaptation, faite de points positifs et d'autres navrants.
2- L'histoire personnelle de la personne : le niveau de fracture personnelle, car chaque choc est comme une onde sismique, est comme la goutte qui va faire déborder le vase. Ce n'est parfois que la même goutte, mais ce sera celle qui fera déborder le vase. Et c'est parfois l'onde sismique majeure aux conséquences plus grandes selon chaque fossé individuel. Et ce fossé ne se mesure pas "objectivement", enfant battu, enfant violé, enfant des mines, enfant pauvre, enfant déraciné, enfant mal aimé, enfant mal né, c'est toute la découverte aussi incroyable que difficilement sondable que chaque individu porte en lui, un puits qu'il découvre au fur et à mesure de tous les chocs de la vie, sur un curseur qui part du mini pour aller au maxi. De l'humilité donc face à la souffrance humaine, une bonne part n'est pas visible à l'œil nu, et la capacité d'aimer n'est pas innée. Aucune technologie actuelle n'est plus complexe que l'homme …
3- L'accompagnement lors du trauma : s'en sortent mieux ceux qui participent aux recherches des blessés coincés sous les décombres, ceux qui participent aux soutiens psychologiques et matériels de ceux qui ont tout perdu sauf leur vie, ou plus précisément leur restant de vie pour constater qu'ils ont perdu leurs biens matériels, soit, et leurs vies, leurs groupes, leur femme, leur mari, leurs enfants, leurs amis…
Le colibri
Tous les jours, nous rencontrons des hommes, des femmes, des enfants, véritables héros de leurs vies, et nous ne le savons pas. Un acte d'héroïsme ne se mesure ni à sa notoriété ni à la grandeur de ses actions. Soyons le Colibri de notre vie. Oui, je vous raconte son histoire, comme on me l'a racontée, et faites-la passer : Cela se passe dans une forêt dévastée par les flammes, et un colibri vole jusqu'au point d'eau le plus proche, remplit son bec, revient dans la forêt et déverse l'eau de son bec sur les flammes. Il vole, remplit, revient et déverse. Il vole, remplit, revient et déverse. Un condor, posté immobile sur une branche, le regarde et l'interrompt en l'apostrophant moqueur :
"Que fais-tu petit Colibri ?"
"Je fais ma part.", répond le Colibri, déjà reparti remplir puis déverser …
Dans la colonne à droite (sous l'intitulé "Albums Photos"), vous trouverez des informations pratiques sur ce livre, des morceaux choisis, ainsi que la biographie et la bibliographie de l' Auteur.
Bonjour Melle Swann et merci de vos compliments. Je vous souhaite de bien profiter du bijou de Carrère, et comme vous semblez aimer la littérature qui aime les femmes, rajoutez peut-être à votre bibliothèque "Le Choeur des femmes" de Martin Winckler ;-)
Rédigé par : Alexandra | 22 novembre 2009 à 12h09
Celui-ci m'attend dans ma bibliothèque!
Au passage: j'aime beaucoup votre blog, les commentaires sont très complets!
Rédigé par : Mlle Swann | 21 novembre 2009 à 11h28