Le thème : la guerre. Le XVIIIe siècle a connu de nombreuses guerres qui ont coûté très cher au royaume de France. Voltaire est un pacifiste et il a dénoncé les visées belliqueuses des souverains dans plusieurs contes ou romans en particulier dans Candide, mais aussi dans des essais comme le Siècle de Louis XIV.
Genre et type littéraires : article de dictionnaire. Curieusement, l’article ne développe pas une notion. C’est un récit, donc il appartient au type descriptif. Mais une lecture qui ne reste pas superficielle montre que ce récit n’est pas gratuit, qu’il livre aussi une position, une thèse, il est donc aussi de type argumentatif. Cette union entre un récit et une leçon morale s’appelle un apologue.
Tonalité ou registre littéraire (comique, tragique, lyrique, pathétique, ironique, épique…) ? : pourrait être le merveilleux (comme dans le conte), d’ailleurs ce mot est repris à la fin de l’article, parce qu'il est difficile de définir le temps et le lieu (récit légendaire ou conte). Apparence de désordre, de confusion dans la suite du récit. Très vite cependant on relève des indices d’exagération (par exemple au début) et d’antiphrases, signes caractéristiques de l’ironie. Parfois Voltaire place quelques notes pathétiques comme avec la comparaison des soldats mercenaires avec des moissonneurs. À l’argumentation juridique du début succèdent le désordre et les retournements d’alliance. À la futilité de la revendication fait suite une conflagration absurde et meurtrière. Voltaire entend dénoncer l’absurdité de la guerre, dans ses causes et ses effets. D'où aussi un champ lexical multiple : de la généalogie (généalogiste, descend, droite ligne…), allié à celui de la noblesse (comte, prince, maison…), celui du droit, puis celui de la guerre allié à ceux de l’armée, de la violence (meurtriers mercenaires, noms propres de conquérants, se battre…) pour finir avec un vocabulaire moral et religieux (mal, infernal, Dieu…)
Intérêt (historique, philosophique, sociologique…) ? : double : cet article expose la position d’un philosophe du XVIIIe siècle à l’encontre de la guerre et des prétentions abusives de l’absolutisme royal. Plus encore, il est un exemple des moyens utilisés par ces mêmes philosophes pour faire de leur prose une littérature de combat.
Résonances éveillées chez le lecteur (émotion, intérêt, passion, réflexion, interrogation…) ? : Le lecteur est d’abord intrigué, puis sa réflexion est invitée à aller voir au-delà des mots — dans leurs alliances contradictoires — pour en arriver à partager l’indignation de l’auteur devant tant d’absurdités. Voltaire fait appel à la raison (pour dénoncer l’ineptie) plus qu’aux émotions (horreur, pathétique et tragique).
En 1749, Voltaire décide de répondre à l’invitation de Frédéric II, et part pour la Prusse. Il demeure cinq ans au château de Sans-Souci. La coopération entre un homme de pouvoir et un homme de lettres, d’abord idyllique, tourne court rapidement. Finalement les deux hommes se brouillent, et Voltaire doit quitter l’Allemagne. Voltaire n’a pas apprécié l’autoritarisme et le bellicisme du souverain. Cette expérience malheureuse servira à illustrer les malheurs de Candide dans le chapitre III du conte éponyme ainsi que dans l’article "Guerre" du Dictionnaire philosophique.
Ce texte présente l’intérêt d’une argumentation au travers d’un récit. Il vise à dénoncer les horreurs et surtout l’absurdité de la guerre. Il est un exemple de la fameuse ironie voltairienne.
Dans un premier temps Voltaire détourne habilement les principes du conte classique. Par la dénonciation il le transforme ensuite en un conte philosophique. Il affirme son jugement dans un apologue final.
Les marques d’une anecdote
Voltaire a repris les attributs d’un personnage de conte : le récit prend sa source dans la noblesse, nous avons là le prince du conte. Notons le champ lexical de la noblesse et du pouvoir allié à celui de l’armée : "généalogiste, "prince", "ligne" (au sens de descendance), "comte", "maison" (au sens de famille noble), "province", "droit divin", "conseil", "gloire", "pouvoir", "puissances", "chef", "drapeaux". Nous serions presque dans le registre épique.
Pourtant ce n’est pas un "prince charmant" car sa noblesse est de façade. Il se révèle vain et prétentieux. De même, l’épopée sombre dans la folie meurtrière : les princes ne sont pas de preux chevaliers. Ils sont comparés à Gengis Khan, Tamerlan, Bajazet, c’est-à-dire des conquérants cruels et sanguinaires.
Les marques de l’indétermination
Voltaire a repris aussi les marques de l’indétermination propres au conte. Elles permettent de sortir de la réalité. C’est la fonction du « il était une fois » pour le temps, et d’une contrée éloignée pour le lieu. Ici, ce procédé permet soit d’échapper à la censure, soit de donner une portée plus générale à l’exemple. En effet Voltaire s’inspire de la guerre de Sept ans (petites principautés, dévastation par des mercenaires, alliances changeantes...) qu’il a aussi dénoncée dans Candide.
Les personnages « prince », « comte » ou leur famille, leur « maison » sont annoncés par l’article indéfini « un », tout comme le lieu, « province », notons également que "les autres princes [...] couvrent une petite étendue de pays" : là encore l’anecdote se situe dans un espace indéterminé qui apparente le texte au registre du merveilleux. Les indications de temps sont aussi peu précises : « il y a trois ou quatre cents ans » nous renvoie dans un passé éloigné et approximatif. Rien ne permet de dater précisément les événements : cela apparente encore une fois le texte au registre du merveilleux.
Mais l’indétermination a surtout pour fonction de montrer les prétentions injustifiées et ridicules du prince. Le prince justifie ses droits par un lignage à plusieurs étages « en droite ligne d’un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie ». L’accumulation est ridicule. Les droits sur l’héritage sont inconsistants. C’est pourtant sur cette absence de preuve que le prince revendique le bien. Notons les deux points qui marquent une déduction absurde et provocatrice : « le prince et son conseil concluent sans difficulté que cette province lui appartient de droit divin ». Enfin les habitants ne veulent pas de ce souverain qu’ils ne connaissent pas. Pourtant le prince n’entend pas ces objections et impose un « droit incontestable ». C’est ainsi que Voltaire montre que les origines de la guerre sont dérisoires et absurdes.
Syntaxe du conte
Le texte reprend souvent l’adjectif démonstratif « ce » parfois placé en tête de phrase, en anaphore : "cette maison", "cette province", "ces multitudes". Voltaire oppose fortement l’inconsistance des prétentions à la focalisation sur ce lieu et ces gens. Ce lieu oublié accède à l’existence et à la notoriété par la convoitise dévoyée du prince. Les événements s’enchaînent dès lors de façon inéluctable. L’asyndète (absence de subordination comme de coordination), notamment dans le premier paragraphe avec les ":", renforce cette accélération mécanique des événements.
Voltaire utilise donc l’exagération pour attirer l’attention du lecteur sur ses intentions. Il vide de sa substance le conte classique : ce n’est pas une belle histoire, mais au contraire une aventure absurde, dérisoire et sanguinaire. C’est même une mécanique infernale. Nous passons insensiblement d’un récit anodin à une dénonciation de la guerre.
Un conte philosophique
La guerre
Le champ lexical de la guerre devient plus présent : « marche à la gloire », « équipée », « mercenaires », « se battre », « s’acharnent les unes contre les autres », « puissances belligérantes », « s’attaquant tour à tour », « drapeaux », « exterminer ».
Mais la guerre n’apparaît pas comme une activité ordonnée, aucune stratégie guerrière n’est réellement évoquée. Le vocabulaire guerrier se réduit à un jeu de guerre enfantin. Il s’agit ici de "se battre", les peuples sont répartis en "bandes" ; ils se lancent sans réfléchir dans une "équipée". Tout se mesure en termes de gain : il s’agit de "gagner" la guerre comme on gagne un jeu. Ce langage enfantin intrigue le lecteur.
La dérision de la guerre : la guerre est vue comme un jeu puéril
Il s’agit d’abord d’une parade : chaque participant revêt quelques attributs militaires comme un chapeau ou un habit de drap, ensuite ont lieu les manœuvres, « tourner à droite et à gauche et marche à la gloire ». Chaque prince veut être "de la partie", comme dans un jeu. On ne sait même pas pourquoi on se bat. D’ailleurs qui sont les soldats ? : "les autres princes" [...] "des peuples" [...] "ces multitudes" [...] D’où viennent-ils ? Que veulent-ils ? Ils vont simplement "vendre leurs services à quiconque veut les employer".
Voltaire utilise une poétique du vague qui dans de telles circonstances ne peut manquer d’alerter le lecteur car la guerre est très fortement associée à un jeu d’enfant : les guerriers sont de petits soldats de plomb destinés à tomber. Il en va de même pour la comparaison « ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs ». Notons le détournement de l’image car il s’agit ici de faucher des êtres vivants.
La guerre est mercantile, criminelle et déraisonnable
Voltaire montre les guerriers comme des marionnettes, voire des personnages de bandes dessinées. Dans la parade initiale les soldats vont « tourner à droite et à gauche ». Ce sont plus tard des groupes sans individualité envoyés dans le tourbillon des combats.
Voltaire désigne les guerriers comme des meurtriers (le terme est employé à deux reprises). D’ailleurs les allitérations en "r" soulignent la guerre dans "meurtriers mercenaires" ou "se battre", comme encore les gutturales inscrites dans les noms de guerriers du deuxième paragraphe.
Voltaire juge les soldats comme des êtres déraisonnables : ceux-ci "s’acharnent", "sans savoir même de quoi il s’agit". De plus, il souligne que tous se détestent (terme enfantin par excellence). Leur seul but semble être "celui de faire tout le mal possible". Nous pouvons y voir une pointe contre la philosophie de Leibniz illustrée par le docteur Pangloss de Candide : « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».
Ainsi Voltaire dépasse le conte narratif classique en écrivant un conte philosophique. Comme chacun sait, un conte philosophique a une visée argumentative. Ici comme ce texte s’inscrit dans le Dictionnaire philosophique et se définit comme un article, le lecteur est invité à lire ce texte comme un apologue.
Un apologue
L’apologue est souvent une fable. Ici, la spécificité de cet apologue réside dans l’enseignement caché que nous délivre Voltaire : il faut découvrir son sens en analysant les procédés de l’ironie.
L’ironie comme procédé de la dénonciation
L’ironie repose sur trois procédés présents dans ce texte.
D’abord il s’agit de l’antiphrase comme à la fin de la deuxième phrase déjà citée pour sa valeur absurde et provocatrice.
Ensuite on retrouve une parodie de l’épopée qui est proche du style burlesque et qui culmine dans l’emphase ternaire : « se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour » ; ce rythme indique une construction, un projet dans cet apparent désordre "celui de faire tout le mal possible". L’adjectif qualificatif « possible » est bien évidemment une reprise à contresens d’une expression du philosophe Leibniz. Voltaire, comme dans Candide, dénonce ici un optimisme hors de propos.
Enfin Voltaire insiste tellement sur l’engouement des peuples, que cette adhésion spontanée engendre le soupçon : les princes sont en fait des tyrans infernaux qui abusent du pouvoir en se l’appropriant de façon illégitime. Il revient au lecteur de déchiffrer le message et de tirer un enseignement de ce petit conte qui dénonce la tyrannie, fautrice de troubles.
Le ridicule poussé à l’odieux
La conclusion est introduite par un paradoxe destiné à bouleverser nos habitudes de pensée à l’égard de la guerre : « Le merveilleux de cette entreprise infernale… » où « merveilleux » (dans cette expression Voltaire joue sur le sens d’admirable et en même temps de surnaturel) se heurte à « infernale » puis à « meurtriers ». Ces tyrans se disent pleins de ferveur religieuse. En effet, ils font « bénir » leurs drapeaux et « invoque[nt] Dieu solennellement ». Dans Candide, ils entonnent un Te Deum chacun de leur côté. On relève ici le champ lexical du religieux, mais Voltaire stigmatise un dévoiement. Lorsque l’église bénit la guerre, elle n’est plus catholique, (c’est-à-dire universelle) en sacrifiant certains de ses enfants. Elle contredit son message d’amour évangélique lorsqu’elle cautionne l’extermination du « prochain ». Voltaire dénonce l’alliance du « sabre et du goupillon » qui conduit l’humanité à son malheur.
Déjà Voltaire avait blâmé l’absolutisme au début de son article. Le prince y prétend que la "province lui appartient de droit divin". Or il n’en est rien. La cérémonie religieuse de la fin est tout aussi odieuse.
L’ironie de l’écriture Voltairienne permet non seulement de comprendre le sens de l’apologue mais de percevoir tout l’humour de son style. Comment un meurtrier peut-il invoquer Dieu avant d’exterminer son prochain ?
Ce texte présente donc un triple intérêt : d’abord il apparaît comme un conte, une belle histoire, mais très vite le lecteur se rend compte qu’une argumentation se profile derrière la narration, et que ce conte est un récit philosophique. Enfin Voltaire utilise l’ironie pour faire entendre subtilement sa voix : il peut convaincre et persuader son lecteur, en l’invitant dans l’apologue notamment à reconsidérer des idées toutes faites.
Nous avons ici un bon exemple du combat philosophique : Voltaire critique avec virulence le pouvoir absolu et ses liens avec la religion. Peut-être plus que le thème, c’est la manière qui caractérise l’engagement de l’auteur. Cette ironie mordante trahit l’indignation, l’intelligence blessée devant tant de mauvaise foi et de stupidité. Cette ironie est l’arme de la raison militante. C’est elle qui peut entraîner le lecteur à réagir en lui montrant avec humour la déraison des puissants.
Texte : Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764), « Guerre »
Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie : le prince et son conseil concluent sans difficulté que cette province lui appartient de droit divin. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui ; que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis Khan, Tamerlan, Bajazet n’en traînèrent à leur suite.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, et qu’il y a cinq à six sous par jour à gagner pour eux s’ils veulent être de la partie : ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit.
Il se trouve à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en seul point, celui de faire tout le mal possible. Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain.
découvrons donc et étayons l'alerte
Rédigé par : Alexandra | 25 mars 2011 à 18h33
Bonjour,
Ayant eu à travailler sur la "Correspondance" de Voltaire (13 volumes dans la "Pléiade"), je suis allé de découvertes en découvertes... et de colères en colères.
Il me paraît de mon devoir d'alerter les personnes dont la bonne foi a pu être surprise.
Pour plus d'informations, voyez :
http://mjcuny-fpetitdemange.hautetfort.com
Cordialement,
Michel J. Cuny
Rédigé par : Michel J. Cuny | 25 mars 2011 à 18h26