LE POETE
Un marginal
. Fils d’un homme des Lumières très tôt disparut (son père avait 62 ans à sa naissance), il vécut son enfance en plein romantisme. Il eut une enfance malheureuse, entre sa mère qu’il adorait mais à laquelle il ne pardonna pas son remariage, et son beau-père, qui ne comprenait pas grand chose à ce jeune dont il devait assurer l’éducation.
. Destiné à ‘faire son droit’, il choisit la bohème du Quartier Latin. A vingt ans, alors que ses relations familiales deviennent difficiles, il s’embarque pour l’Orient. Il s’arrête plusieurs semaines à l’île Maurice et à la Réunion où il se remplit les yeux d’images et de couleurs somptueuses et découvre les pouvoirs de la sensualité. Il rentre en France en février 1842, après dix mois d’absence. Il reçoit alors l’héritage de son père mais son beau-père lui impose un conseil de tutelle, qui le prive de la jouissance de ses biens.
Une traversée de l’enfer
. Commence alors une existence difficile, marquée par un grand désespoir (tentative de suicide en 1845), de gêne matérielle – il devient critique d’art pour survivre -, de la maladie (la syphilis). Ces années 1845-1848 sont celles où il compose le plus grand nombre de pièces des Fleurs du Mal.
. C’est aussi à cette époque qu’il découvre Edgar Allan Poe, qu’il admire et qu’il traduira en partie. Il se lie avec Marie Daubrun et s’engage aux côtés des révolutionnaires de 1848. Mais les lendemains de la révolution l’écœurent, tout comme le révoltera le coup d’Etat du 2 décembre 1851.
Le poète maudit
. Prodigieusement doué pour la souffrance et la solitude, il achève de se fragiliser en s’intéressant au vin et au haschich. Sa passion pour Jeanne continue bien que traversée d’autres amours. En 1857, il publie Les Fleurs du Mal, qui est aussitôt condamné pour ‘immoralité’ et voit son recueil amputé de poèmes jugés particulièrement scandaleux.
. En 1860, il publie Les Paradis Artificiels (célébration des drogues) et continue son œuvre de critique d’art lucide et hardi. Tandis qu’il travaille à une sorte d’autobiographie, Mon cœur mis à nu, et qu’il publie, en 1862, des poèmes en proses sous le titre du Spleen de Paris, il souffre de plus en plus de la syphilis. Après un séjour de deux ans en Belgique, il est frappé d’hémiplégie et meurt à Paris le 31 août 1867, à 46 ans.
Contexte historique :
1815-1830 : Restauration
1830-1848 : Monarchie de Juillet
1848-1852 : IInde République
1852-1870 : IInd Empire
UNE ŒUVRE : Les Fleurs du mal eut trois titres successifs :
"Les Lesbiennes" en 1845 => référence à Sapho, poétesse grecque qui enseignait les arts à des jeunes filles sur l'île de Lesbos, dans la mer Egée.
"Les Limbes" en 1848 => lieu où se retrouvent les âmes des innocents qui sont morts sans avoir reçu le sacrement du baptême.
"Les Fleurs du mal" => projet poétique de Baudelaire : extraire la beauté du mal, transfigurer par le travail poétique l'expérience douloureuse de l'âme humaine en proie aux malheurs de l'existence (Baudelaire dit : " tu m'as donné ta boue, j'en fais de l'or ").
Le mal fait référence à quatre types de mal :
- mal social (être déchu)
- mal moral (goût pour le crime et le sadisme)
- mal physique
- mal métaphysique (âme angoissée car il ne croit pas en Dieu)
Oxymore : Fleurs/mal : une expression est un oxymore (ou dite « oxymorique ») lorsqu'elle met côte à côte deux mots ayant des sens opposés et aboutissant à une image contradictoire et frappante pour la représentation comme dans « un silence assourdissant ». En exprimant ce qui est inconcevable, l'écrivain crée ainsi une nouvelle réalité poétique qui suscite un effet de surprise, en ajoutant de la force à la vérité décrite.
Structure : six sections et un poème préliminaire ou prologue, " Au Lecteur ".
- " Au Lecteur " : sorte de pacte de lecture qui met l'accent sur la fraternité des hommes dans la déchéance, une fraternité de damnés, de victimes. Les hommes se sentent solidaires devant la misère, la sottise, la lâcheté, l'ennui et le mal. Les Fleurs du mal sont alors une sorte de voyage qui comporte six étapes.
- Spleen et Idéal (85 poèmes) : déchirure du poète entre une aspiration vers un " Idéal " et le " Spleen ", c'est-à-dire l'ennui (angoisse). Cette section montre la misère et la grandeur de l'homme => combat éternelle de l'homme sans issue : " Il y a dans tout homme, à tout heure, deux postulations, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan " (Baudelaire). L'homme est condamné à vivre ces deux forces.
Spleen : mot anglais qui désigne la rate : en effet, on croyait autrefois, selon la théorie des humeurs d'Hippocrate, que le sentiment de mélancolie était d'origine physiologique et, plus précisément, qu'il venait de la bile noire sécrétée par la rate. Le mot Spleen traduit donc chez Baudelaire l'ennui et le dégoût généralisé de la vie.
- Tableaux Parisiens (30 poèmes) : description de Paris considéré comme une ville fourmillante et pleine de rêve. Angoisse du poète due au spectacle des rues, des images qui reflètent son état intérieur => multiplication de son être propre, son malheur.
- Le vin (5 poèmes) : constitue le premier paradis artificiel, tentation de se perdre dans un ailleurs meilleur. Ce recours est utilisé par les désespérés et les idéalistes (artistes).
- Fleurs du mal (9 poèmes) : constitue le second paradis, présente la luxure, le vice et les amours interdits (homosexualité féminine) => fatalité du désir.
- Révolte (3 poèmes) : monde où les tentations charnelles sont assouvies. On cherche maintenant une satisfaction spirituelle. On va rejeter Dieu qui n'a pas répondu et on célèbre l'alliance avec Satan (prince des déchus).
- La mort (6 poèmes) : apparaît comme le dernier espoir, mort salvatrice, mort qui console => espoir de voyage donc de soulagement de la souffrance, peut-être un inconnu qui sera meilleur (mort = début : pensée très chrétienne). Dernier poème le voyage => moyen de soulager le feu qui brûle le cerveau.
LE CONTEXTE CULTUREL
- Les Parnassiens : groupe littéraire français de la 2nde moitié du XIXème siècle. Ils succèdent à la période romantique où ils trouvaient que le lyrisme était à l'excès ainsi que l'engagement politique. Ces nouveaux principes littéraires furent définis : "Il n'y a de vraiment beau que ce qui peut ne servir à rien. Tout ce qui est utile est laid,…". Les parnassiens réunis autour de Lecomte de Lisle refusaient une poésie de l'expression, de l'effusion des sentiments et privilégiaient le travail sur la versification. Ils étaient à la recherche d'une perfection technique. Pour les thèmes, ils avaient recours à l'érudition, au savant, à l'étrange, à l'archaïque, à l'exotique ou l'antique. Ce mouvement fut un échec car les poèmes étaient trop compliqués et obscurs.
- Le symbolisme : mouvement littéraire de la fin du XIXème siècle qui mit l'accent sur les valeurs suggestives du langage, seules aptes à déchiffrer l'univers considéré comme le "symbole d'un autre monde" ("l'homme intérieur est le ciel sous sa petite forme et le ciel est un grand homme" Baudelaire) => correspondance étroite entre l'homme et l'univers. Le symbolisme est une opposition au monde matériel => suprématie de la sensibilité, du plaisir des sensations (champ lexical du flou [cf : impressionnisme]). Tout est fugace (éphémère). La mélodie des poèmes est d'une très grande importance ("De la musique avant toute chose et pour cela préfère l'impair" Verlaine). Les symbolistes s'intéressent aussi beaucoup à l'inconscient. Importance du vers libre. Symboliste : Mallarmé, Verlaine, Baudelaire.
- Le dandysme : c'est un culte de soi-même, un désir de distinction fondé sur l'originalité personnelle. Il soigne sa parure, sa parole, il pratique la transgression. Il ne se repose pas sur le travail ou les privilèges de la naissance. Le dandy ne crée pas son œuvre, son œuvre est la vie même. Pour Baudelaire il est le dernier éclat de l'héroïsme dans une période de décadence. Le dandysme c'est l'élégance de la vie.
LE POEME "L'ennemi"
Le temps est l'une des plus obsédantes composantes du spleen de Charles Baudelaire («L'horloge», « le goût du néant »). Omniprésent, étouffant, il se révèle douloureusement à chaque étape de la vie en y imposant un bilan désespérant. La personnification, l'utilisation de la majuscule et de l'article défini font de lui, par excellence, le monstre que l'homme doit craindre. Le temps entretient avec l'homme et en particulier avec le poète (qui se met en cause personnellement dans le texte) des liens de domination quasi vampirique et le maintient dans un état d'aliénation qui brise toute espérance et toute forme d'inspiration.
Le poème L'ennemi souligne qu'il est donc doublement redoutable sur le plan humain et sur le plan poétique.
Le sonnet est construit sur une métaphore filée :
- Premier quatrain : La jeunesse est comparée à un été bouleversé par les vicissitudes du temps.
- Deuxième quatrain : Le bilan négatif de la maturité, qui est comparée à l'automne. On note l'annonce de la mort.
- Premier tercet : Espoir d'un renouveau qui s'apparente au printemps.
- Deuxième tercet : démenti catégorique : la présence destructrice du temps s'oppose à tout développement et à toute croissance nouvelle (=l'hiver).
Premier quatrain
Il se compose de deux parties complémentaires délimitées par la ponctuation (vers 1-2 et vers 3-4). A l'évocation de la jeunesse fait suite un bilan décourageant.
La caractérisation de la jeunesse passée : la jeunesse est présentée comme ponctuée par une alternance d'ombre et de lumière (« çà et là », « ténébreux », « brillant »). Cette alternance est métaphoriquement celle de l'espoir et du désespoir, des élans vers l'idéal et du poids du spleen.
Le bilan décourageant est souligné par le passé composé « on fait » (vers 3) et par la proposition de conséquence. C'est le résultat d'une jeunesse orageuse. La métaphore se poursuit dans l'image du jardin (la vie) dévasté et presque entièrement dépouillé de ses productions comme en automne.
L'idée d'alternance soleil / pluie est soulignée par la ponctuation forte (« ; » et « . »).
Deuxième quatrain
Il s'ouvre sur une constatation résignée qui apparaît comme la conséquence (« Voilà que », vers 5) sur le plan de la pensée de la première strophe. C'est un résultat donné en deux étapes successives (« voilà que »... « et que », vers 5 et 6).
Il fait apparaître une suite chronologique (l'automne après l'été). L'image du jardin est prolongée et aggravée (dévastation et nécessité de réparation).
L'utilisation de termes concrets (« pelle », « râteaux ») et l'accumulation des images font de cette strophe une illustration visuelle des désastres du temps.
Ces désastres préfigurent la mort, comme le suggère la comparaison du vers 8 (« comme des tombeaux ») : la vie et l'inspiration sont ravagées par le temps.
Premier tercet
Il suggère une hypothèse (« et qui sait ») qui apparaît comme un élan d'espoir. Cet élan prend appui sur les images de la strophe précédente dans le cycle des saisons, l'automne, puis l'hiver associé à la mort, font espérer le renouveau du printemps (« fleurs nouvelles », vers 9).
L'enchaînement des images conduit à une interprétation qui se situe sur le plan de la nature (« automne », « eau », « sol lavé », « fleurs nouvelles »).
L'enchaînement des symboles (saisons = représentation symbolique des étapes de la vie) conduit à considérer les « fleurs nouvelles » comme le printemps des idées, c'est à dire un renouvellement de l'inspiration après une purification qui s'apparente à un rite. Le « mystique aliment » prend alors une valeur religieuse, « les fleurs » évoquant le titre d'un recueil (Les Fleurs du Mal).
Deuxième tercet
Il apporte un démenti catégorique qui s'exprime en deux temps :
L'expression de la souffrance : le premier hémistiche du vers 12 est un double cri du désespoir, peut-être une invocation suppliante (« Ô douleur ! ô douleur ! »).
L'action dévorante et irrémédiable du temps : le temps est assimilé à un monstre : il est enfin nommé alors qu'il était omniprésent dans la métaphore des saisons puis désigné par une périphrase (« l'obscur Ennemi », vers 13) qui insiste sur son hostilité et sur le caractère caché de son action.
Celle-ci, exprimée sous forme d'images réalistes et horribles (« mange la vie », « ronge le cour ») est restée présentée comme l'action d'un parasite dévastateur.
Il se nourrit (« croît et se fortifie », vers 14) des forces vives de l'être humain et peut être en lui, par la destruction de l'aliment mystique toute possibilité d'inspiration nouvelle.
Conclusion
Ce poème est révélateur du spleen Baudelairien, de l'angoisse qui étreint le poète, quand il constate les ravages du temps sur son organisme. Grâce à l'art, il met en forme ce malaise existentiel, ce qui constitue une manière de l'exorciser.
L'écriture apparaît alors comme un remède à l'usure du temps et au dégoût de soi qu'inspire au poète sa dégradation progressive : l'art permet d'opposer la résistance de l'intelligence à la force corrosive de la nature. Le poète survit alors par sa parole.
Baudelaire introjecte la souffrance (cad vit à l'intérieur de lui les émotions, les siennes, celles des autres, celles que lui inspire le monde) et ensuite peut la sublimer (cad la faire sortir de lui) pour aller vers l'autre, vers le beau, vers l'expression créatrice. Que introjecter mène aux paradis artificiels et aux tentatives de suicide. Réussir à sublimer l'a mené à réussir à rester vivant. Il a sublimé par la poésie. (Gainsbourg a sublimé par la musique, comme Alain Souchon, Proust par le roman, Fanny Ardant par le jeu d'acteurs, ….)
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