Ce long dialogue a été composé, par ajouts successifs, à partir sans doute de 1765. Ce roman est un anti-roman, le grand désordre quoi ! Pour l'étudier, il faut passer par les idées, illustrées tout au long des aventures.
Comment est fait le roman
Jacques et son maître, deux personnages également curieux et diserts, cheminent sans que nous sachions ni d'où ils viennent, ni où ils vont, ni pourquoi ils se déplacent, ne semblant pas pressés, s'arrêtant volontiers en route, revenant sur leurs pas, et tentant toutes les aventures qui se présentent à eux, leur voyage étant ainsi ponctué d'incidents inattendus. Ils sont toujours prêts, dans une conversation à bâtons rompus, à raisonner de tout, de l’art ou de l’inéluctable enchaînement des causes et des effets (le maître se sentant libre (=culture), Jacques se sentant déterminé (= nature), et à philosopher sur la vie de l'être humain.
Importance littéraire pour l'époque
Le roman tient une place importante dans l’évolution du genre romanesque. Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle dominèrent le roman autobiographique, le roman burlesque, le roman précieux. Diderot utilisa ce fonds, soit pour le critiquer, soit pour y puiser des techniques. Si son roman est tout à fait original et étrange par sa présentation et son esprit, il n'est pas sans appeler bon nombre de romans du XVIIIe siècle : depuis ‘’Le diable boiteux’’ de Lesage jusqu'à ‘’Candide’’ de Voltaire, en passant par des romans anglais, de Swift, de Richardson, de Sterne. À l’œuvre de ce dernier, ‘’Vie et opinions de Tristram Shandy’’“, Diderot fit même certains emprunts qu’il avoua. Le nombre impressionnant de références littéraires ou esthétiques rend cependant caduques les interrogations sur les sources de Jacques : Diderot effectue ici un tel travail de réécriture de la littérature de son temps et de celle qui l'a précédé qu'il convient mieux d'utiliser la notion moderne d'intertextualité.
À l'époque de cette tentative, Diderot s'intéressait au romancier anglais Sterne. Il découvrit chez lui une fiction romanesque très proche de la réalité : des personnages bavardent et entremêlent histoires vécues et réflexions philosophiques. Rien n'empêche le romancier lui-même de faire partie de leur cercle, et même s'il le veut, pour bien montrer qu'il est le maître, de tirer, devant le lecteur, les ficelles de ses personnages. Dès lors, la vérité ne sera plus dans les faits, mais dans l'aventure personnelle de celui qui raconte. Il n'y a qu'une seule catégorie de faits qui garderont un caractère intangible : ce sont les faits réels, vécus que chaque personnage, à son tour, sera chargé d'apporter en témoignage. Autrement dit, bien installé au centre de son roman, le romancier amènera chaque personnage, par n'importe quel moyen, et de préférence par les moyens les plus artificiels, pour que le lecteur ne soit pas dupe, et ne prenne pas l'accessoire pour l'essentiel, à offrir une expérience sur laquelle on pourra philosopher. C'est la possibilité, au fond, d'écrire des essais comme Montaigne, à cette différence près que si Montaigne ne parle que de lui, le romancier peut se multiplier et concrétiser les problèmes qui le tourmentent dans une série d'expériences.
La truculence de nombreuses scènes, la liberté du langage et la vivacité de la narration révèlent en outre l'influence de Rabelais, dont Diderot fut toujours un fervent admirateur. Et Jacques n'est pas sans ressembler, par certains traits, à Panurge.
Intérêt de l’action
Le roman est le plus long et le plus complexe de Diderot. Mais cette subtile «rhapsodie» rompt délibérément avec les lois du genre romanesque : ni découpage en chapitres ni intrigue suivie, digressions extrêmement variées, récits d’aventures d’autres personnages, dédain des indications temporelles et spatiales, nulle étude des caractères et, pour couronner le tout, aucune fin déterminée. Les conventions du roman historique, les « ficelles» du roman d'aventures, l'inconsistance psychologique des romans d'amour y sont allègrement parodiées. À l'image des fantaisies de la vie réelle, l'œuvre progresse par associations d'idées ou au contraire par coq-à-l'âne. Elle arrache le lecteur à l'illusion romanesque, fait la critique de l’invraisemblance des aventures romanesques ; à propos du « maudit portrait » de la belle veuve Jacques s'écrie : « Racontez-moi les faits, rendez-moi fidèlement les propos, et je saurai bientôt à quel homme j'ai affaire. Un mot, un geste m'en ont quelquefois plus appris que le bavardage d'une ville. » Cette distanciation critique est l'un des traits majeurs de sa modernité. C'est l'anti-roman par excellence, mais on peut considérer que ‘’Don Quichotte’’ avait déjà mis en pratique le procédé.
“Jacques le fataliste et son maître” correspond bien à la définition de Voltaire : «Les livres les plus utiles sont ceux dont le lecteur fait lui-même la moitié»
Intérêt philosophique
Diderot prend, par décence, le personnage de Jacques qui incarne ses deux aspects antagonistes : la croyance du savant dans le déterminisme et l'intérêt de l'humaniste pour l'expérience personnelle de chaque être humain (ce qui prouve qu'à cette époque il ne s'était pas entièrement libéré pour arriver à l'humanisme intégral, mais qu'il se débattait encore en plein problème).
On peut donc distinguer :
La question du fatalisme ou du déterminisme (il convient de distinguer les deux termes, le second est plus approprié, mais n'existait pas au XVIIIe siècle) ; y participent :
- l’enchaînement des péripéties du récit qui marque l’enchaînement des causes et des effets ; pour Diderot, la vie est un enchaînement de forces que l'être humain n’a que l'illusion de commander ; on peut comparer la succession des «bonnes et mauvaises aventures» dans “Jacques le fataliste et son maître” à celle qu’on trouve dans “Candide” (mais le destin joue un rôle différent dans ces deux livres).
- I’imprévisibilité des décisions du narrateur ou du «destin» et le désordre de la narration (voir les interventions du narrateur ou du «destin» pour empêcher Jacques, ou un autre «devisant», de poursuivre son récit ; l'identification (page 44) entre le cheval et le destin.
- les pressentiments en distinguant les faux pressentiments : récit du maître (pages 90-92, l'anneau brisé), échecs du maître et du lecteur lorsqu'ils essaient de deviner la suite du récit, l'aveuglement de Jacques dans l'épisode du bourreau (pages 87-89) ; les justes pressentiments : celui de Jacques sur la montre de son maître (page 39) ; la manière dont Jacques découvre un ancien moine en Richard (pages 199 et 201).
- l’infériorité du défenseur du «libre arbitre», non seulement inférieur en intelligence à Jacques («Son maître ne disait rien» ; «cela est trop fort pour moi», page 295), mais qualifié ironiquement d'«automate», ce que confirme la démonstration que fait Jacques (pages 312-314) de l'inanité des prétentions du maître à la liberté.
Le refus du jugement moral (voir la tirade «Jacques ne connaissait...», pages 202-203) et des émotions, cad la liberté de l'expérience personnelle - à mettre en rapport avec la succession, dans le récit, d'aventures heureuses consécutives à des aventures malheureuses (voir l'épisode de l'attaque de Jacques par des brigands, qui l'amène à être recueilli par Desglands ; voir aussi la discussion, pages 99-100).
Cependant, Jacques, bien que parfaitement soumis au destin, ne peut s'empêcher d'être «inconséquent» (pages 202-203), de ressentir des émotions (pages 99-100), d'agir parfois, semble-t-il, contre ses principes (ainsi lorsqu'il emporte les clefs de la chambre où sont enfermés les brigands, pages 22-23, ou lorsqu'il prie «l'auteur du grand rouleau», sa prière fût-elle fataliste).
L’appel à la liberté sous toutes ses formes, l’argumentation s’efforçant de ne pas «confondre le volontaire avec le libre», bien qu’il y a contradiction entre le peu de liberté prêté aux personnages et la liberté que revendique périodiquement le narrateur (page 14 : «Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître...» - «Il ne tiendrait qu'à moi...», page 76), même si c'est pour l'abdiquer, de son plein gré, par pitié pour le lecteur («Ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit et vous pour ce délai», page 15), ou par fidélité au réel («Il ne s'agit pas seulement d'être vrai, mais [il faut] être plaisant», page 28). Jacques exprime les idées de Diderot sur le problème de la liberté : «J’enrage d’être empêtré d’une diable de philosophie que mon esprit ne peut s’empêcher d’approuver, ni mon coeur de démentir».
Le matérialisme de Diderot : Il est véhiculé par un valet qui, aussi génial soit-il, se contente d’une rengaine qui rappelle celle de Pangloss. Il refuse de se poser la question de l'identité de «l'auteur du grand rouleau» (page 24), à mettre en rapport la réaction du maître devant le fait que Jacques est détroussé pour avoir fait la charité à Jeanne (page 98) avec les protestations d'impuissance à modifier les faits que rappelle périodiquement le narrateur. Sont identifiés le «là-haut» de Jacques et le lieu d'où parle le narrateur. Cependant, face aux conséquences extrêmes de son matérialisme, d'un conflit entre le cœur et la raison, entre la «diable de philosophie» et son «humanisme», Diderot manifeste un scrupule moral.
Le terme "déterminisme" n'était pas encore attesté lorsque Diderot écrivait Jacques le Fataliste, il ne le sera qu'au début du dix-neuvième siècle, mais ce n'est pas pour autant que Diderot n'était pas un partisan de cette doctrine selon laquelle" tout phénomène est régi par une ou plusieurs lois nécessaires telles que les mêmes causes entraînent dans les mêmes conditions les mêmes effets." ( Trésor de la langue française)
Le monde ( = tout ce qui existe) est régi par des lois matérielles, il est le résultat d'un immense enchaînement de causes à effet , tout s'explique mécaniquement et exclut existence d'un Dieu créateur suprême . " Mettez à la place de Dieu une matière sensible, en puissance d'abord, puis en acte, et vous avez tout ce qui s'est produit dans l'univers depuis la pierre jusqu'à l'homme." ( Le Rêve de d'Alembert, 1769) ; l'homme n'est donc qu'un hasard de l'organisation de la matière avec laquelle il entretient des liens étroits, tels "les chaînons de la gourmette" de Jacques" ( 42) : " Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal" : chaque chose est déterminée par rapport à une autre. Dés lors, l'homme n'est pas libre " Le mot liberté est un mot vide de sens, il n'y a point et il ne peut y avoir d'être libres. Nous ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à l'éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement." écrit-il à Landois ( un ami dramaturge) dans une lettre en 1756 ( cf ce que dit Jacques : " ma durée n'est qu'une suite d'effets nécessaires" ( 203)
Et, poursuit Diderot, « S’il n’y a point de liberté, il n’y a point d’action qui mérite la louange ou le blâme ; il n’y a ni vice ni vertu, rien qu’il faille récompenser ou châtier » et dans La lettre à d'Alembert on peut lire : " vice et vertu sont également dans la nature" ( cf ce qui le maître de Jacques : " en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne commît sans remords." ( 46) et tout dépend du hasard qui nous a fait " heureusement ou malheureusement" ( 203) naître.
L'athéisme rime avec matérialisme. En effet, tout est matière et Diderot refuse la distinction entre l'âme et le corps, idée reprise par Jacques : " la distinction d'un monde physique et d'un monde moral lui semblait vide de sens;" ( 203)
Le terme" fatalisme" est formé sur la racine "fatum", qui désigne en latin le "destin" = ce qui a été dit = "le grand rouleau". Est donc "fataliste" celui qui croit à la fatalité, c’est-à-dire à une puissance "surnaturelle" qui régit le cours des choses et des êtres : cf la référence de Jacques à "l'auteur du grand rouleau",exclusive de toute liberté et s’imposant irrémédiablement à l’homme. Au sens commun, le fatalisme désigne par conséquent la croyance en la détermination des événements par des causes indépendantes de la volonté humaine, et selon la formule de Jacques " C'était écrit là-haut".
Le terme " destin", du latin "destinare" qui signifie " fixer", est l'équivalent du terme "fatalité"et prend le sens de " ce qui est fixé par le sort"
Selon Épicure, la croyance philosophique dans le destin aurait pour origine les philosophes qui se sont attaché à expliquer la nature uniquement à l'aide de la matière et en établissant entre les choses un lien de causalité : si tout ce qui existe a une cause rien ne peut naître du néant et rien ne peut y retourner ( cf Lavoisier " tout se transforme"). En outre, la succession des causes et es effets constitue une chaîne dans laquelle chaque maillon est nécessairement lié à l'autre. La causalité implique donc leur nécessité. C'est ce qu'exprime Cicéron dans, Du Destin : " si tout arrive en vertu de causes antécédentes, tous les événements sont étroitement liés, naturellement enchaînés les uns dans les autres et, s'il en est ainsi, tout est soumis à la nécessité."
Le destin est-il pour autant une fatalité ? Ce sont les stoïciens qui vont reprendre la notion de destin et lui ajouter le " providentialisme". Ils partent d'un constat simple : la nature est bien faite, un ordre harmonieux régit l'ensemble des êtres ; chaque être y a sa place et son rôle. En conséquence de quoi, non seulement les événements sont soumis à des causes mais aussi à une raison d'être. Dés lors, un dieu doit présider à l'existence de toute chose, mais ce dieu n'est pas extérieur au monde : c'est la nature elle-même.
De plus, les stoïciens vont essayer de concilier la notion de destin avec celle de liberté à laquelle ils sont très attachés. Chrysippe ( IIIéme siècle avant J-C) résout ce paradoxe de la façon suivante : il distingue deux types de causes : les causes externes et les causes internes. Par exemple, si je fais rouler un cône et un cylindre, mon geste est la cause externe de leurs mouvements. Mais le mouvement du cône sera évidemment différent de celui du cylindre, en raison d'une cause interne, celle de leur forme qui leur imprime tel mouvement particulier ( l'un roule, l'autre tournoie). De même pour l'homme : les événements arrivent nécessairement mais pour autant, il peut régir selon sa nature, son caractère. Ainsi y a-t-il bien quelque chose qui dépende de lui, ne serait-ce que sa manière de considérer l'événement et de lui donner un sens. ( par exemple, dans Jacques le Fataliste, l'arrivée de Jacques chez les paysans est accueillie de façon diamétralement opposée par le mari et par la femme : l'un tient compte de considérations économiques, l'autre de conditions morales)
Même si Jacques n'est pas tout à fait le porte parole de Diderot, " Je l'ai plusieurs fois contredit, mais sans avantage et sans fruit" ( 203), il n'en demeure pas moins que la philosophie de Jacques rejoint celle de son auteur.
Le grand rouleau
" C'était écrit là-haut", telle l'expression qui caractérise le système de pensée de Jacques : tout ce qui nous arrive a été prévu de longue date, rien n'est le fruit du hasard ou de la volonté de l'homme. En d'autres termes : l'homme est une marionnette qui subit son destin.
Par qui a été écrit le grand rouleau ?, car même si Jacques affirme ne pas croire en Dieu, il est indubitable que l'existence du " grand rouleau" suppose l'existence d'un auteur. Cette question Jacques se la pose aussi mais il n'est pas curieux de le savoir, contrairement à l'ami du capitaine de Jacques, car selon lui c'est sans importance puisque cela ne change rien au cours des choses ni à la situation de dépendance de l'homme : " à quoi cela me servirait-il ? En éviterais-je pour cela le trou où je dois m'aller casser le cou ?" ( 50) De plus, l'auteur du grand rouleau est infaillible, " le grand rouleau [...] ne contient que vérité, [...] toute vérité" ( 50) ; " Que ta volonté soit faite"( 191) Dés lors il ne reste plus qu'à accepter les choses comme elles sont, rien ne sert de se lamenter, " Eh bien ! monsieur, n'y pensons plus ! c'est un cheval perdu et peut-être est-il écrit là-haut qu'il se retrouvera." ( 69), dit Jacques à son maître qui se désole d'avoir perdu son cheval. De même, Jacques accepte la mort de son frère comme une évidence : Jean est allé à Lisbonne " chercher un tremblement de terre, qui ne pouvait se faire sans [lui] ; être écrasé, engloutis, brûlé, comme il était écrit là-haut." ( 82) Aussi sommes -nous " également insensés dans nos souhaits, dans notre joie, et dans notre affliction." ( 115)
Toute tentative de déjouer le destin,( Oedipe a bien essayé de déjouer le destin en s'éloignant de Corinthe, mais plus il croyait tourner le dos à son destin, plus il s'en rapprochait), toute supposition, toute anticipation et autre conjecture sont nulles et non avenues. C'est ce que Jacques explique à son maître qui essaie de " réécrire " les événements en faisant valoir toutes sortes de suppositions et pour lui démontrer le non sens de cette attitude, il prend à souhait un exemple absurde : " Si, si la mer bouillait,il y aurait [...] bien des poissons cuits." ( 48) De même Jacques refuse d'accorder le moindre crédit aux présages et autres oracles car le destin est rusé, il peut faire croire au contraire de ce qui va se passer mais c'est un leurre, il a toujours raison : " le destin est cauteleux. On lui dit au premier moment qu'il en aura menti, et il se trouve au second moment qu'il a dit vrai." ( 109) Il est donc inutile d'être superstitieux et encore moins de vouloir interpréter les signes.
Toute prudence est sans effet car : tout d'abord l'homme est incapable " d'apprécier les circonstances où il se trouve" ( 50) ; ensuite, les conséquences envisagées sont-elles celles qui ont été prévues par l'auteur du grand rouleau ? : " Le calcul qui se fait dans nos têtes, et celui qui est arrêté sur le registre d'en haut, sont deux calculs bien différents." ( 50). Impossible de savoir, aussi si l'homme ne peut s'empêcher d'être prudent, c'est pour se rassurer et se donner l'illusion qu'il peut intervenir sur les événements ( ce que Jacques fera d'ailleurs, voir, " les contradictions de Jacques), comme le disait le capitaine de Jacques : " la prudence ne nous assurait point un bon succès, mais elle nous consolait et nous excusait d'un mauvais." (51)
Le fatalisme évite à Jacques non seulement de mesurer le danger puisque sans se poser de questions il se venge de l'affront que lui ont fait ses voisins de chambre à l'auberge : " Fussent-ils cent, le nombre n'y fait rien, s'il est écrit là-haut qu'ils ne sont pas assez." ( 47) mais lui permet de laisser libre cours à sa spontanéité.
En vertu de son fatalisme, Jacques va jusqu'à affirmer que tout son être, moral, psychologique, physique, est entièrement dépendant du grand rouleau : " Puis-je n'être pas moi ? et étant moi, puis-je faire autrement que moi ? puis-je être moi en un autre ?" ( 46) Jacques est fataliste parce que c'était écrit là-haut et toutes les objections de son maîtres n'y pourront rein changer : " Prêchez tant qu'il vous plaira, vos raison seront peut-être bonnes ; mais s'il est écrit là-haut que je les trouverai mauvaises, que voulez-vous que j'y fasse ?" ( 46) Ainsi, si chacun est de fait différent de l'autre, il n'en demeure pas moins que l'homme ne peut être maître de lui, ce qui ruine définitivement la notion du libre arbitre.
" Il n'y a point de liberté [...] notre destinée est écrit là-haut" ( 203) et ce que nous croyons être un effet de notre volonté, de notre désir, n'est en fait que la suite logique de ce qui a été prévu et un homme ne fait que " ce qu'il était nécessaire de faire" ( 203)
Les hommes sont réduits à des " machines pensantes", des automates, et Jacques de prouver à son maître que la liberté qu'il revendique (" je veux quand je veux" 283)est sans fondement : " Mon maître, on passe les trois quarts de sa vie à vouloir, sans faire [...] et à faire sans vouloir." ( 283) et " Vous me parliez sans le vouloir et je vous répondais sans le vouloir" ( 282)
Les chaînons de la gourmette
Jacques, fidèle disciple de son capitaine qui lui a enseigné que tous les événements sont liés entre eux par une relation de cause à effet : " Posez une cause, un effet s'ensuit : d'une cause faible, un faible effet ; d'une cause momentanée, un effet d'un moment ; d'une cause intermittente, un effet intermittent ; d'une cause contrariée, un effet ralenti ; d'une cause cessante, un effet nul." ( 282), reconnaît sans conteste que tout dans le monde se tient comme " les chaînons d'une gourmette" (42). Ainsi, s'il est au service de son maître c'est en raison d'une suite logique de rencontres qui de M. Desglands l'ont conduit à son maître et qui n'a rien à voir avec un choix déterminé de l'un ou de l'autre, et Jacques d'énumérer toutes les circonstances qui l'ont fait changer de maître; ( lire page 192). De plus, si Jacques reconnaît que parfois il a été congédié, il rebondit en faisant remarquer que " c'est que je suis né bavard et tous ces gens-là voulaient qu'on se tût" et si son maître le garde, c'est parce qu'il aime écouter et qu'il s'accommode très bien de la conversation de son valet.
L'enchaînement des événements suivant une relation de cause à effet nie le hasard, comme le remarque le maître : " Suivez les chaînons de votre gourmette. Vous avez besoin d'un cheval, le sort vous adresse à un passant et ce passant est un bourreau..." ( 107) : Dés lors la mésaventure qui est arrivée à Jacques a une explication rationnelle. De même cette épouse a eu tort de croire que son mari allait mourir parce que les deux anneaux de son alliance s'étaient désolidarisés. (109)
Pour Jacques, seul l'oracle de la "dive bouteille" est digne d'intérêt, "in vino veritas" ( !!), " interrogeons la gourde" (244), mais, ne nous leurrons pas, Jacques, comme le narrateur s'amuse, car la " dive Bouteille" de Rabelais délivrait un message en totale contradiction avec le fatalisme de Jacques : " Soyez vous-même interprètes de votre entreprise", en d'autres termes, soyez libres et assumez vos décisions.
C'est en vertu de ce principe que Jacques refuse de souscrire aux superstitions de son maître et il ne trouve aucune raison qui aurait pour conséquence qu'il soit pendu : " J'ai beau revenir sur le passé, je n'y vois rien à démêler avec le justice des hommes. je n'ai ni tué, ni volé, ni violé." (93) et de fait, si son cheval le dirige sans cesse vers les fourches patibulaires c'est parce qu'il appartient au bourreau et qu'il est habitué à ce trajet, tout comme le cheval du maître, racheté par un paysan, refuse de tirer la charrue :c'est un cheval " de ville", non un cheval " des champs"
Par ailleurs, Jacques, adhère au matérialisme de Diderot et reconnaît qu'il est "une suite d'effets nécessaires" : " Quelle que soit la somme des éléments dont je suis composé, je suis un ; or une cause n'a qu'un effet ; j'ai été toujours une cause une ; je n'ai donc eu qu'un effet à produire." ( 203)Il est important ici de noter le recours au syllogisme, raisonnement déductif par excellence.
Le Bien et le Mal
Dans cette perspective, les notions de bien et de mal n’existent pas, l’homme ne peut-être tenu pour responsable, donc coupable des méfaits qu’il commet, ce que ne manque de remarquer le maître : " Mais en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne commît sans remords." ( 46) et même si Jacques avoue que cette constatation lui a « plus d’une fois chiffonné la cervelle », il réfute les idées de « récompense » ou de « châtiment » et à ces mots « il haussait les épaules. » car " Il ne connaissait ni le nom de vice, ni le nom de vertu" (203). Quoique fasse l'homme, il sera fatalement bon ou méchant, comme une " boule suit la pente d'une montagne". Dés lors tout jugement moral est insensé et personne ne peut s'arroger le droit de juger autrui.
Le bonheur ou le malheur ne dépendent pas de l’homme mais de ce qui est prévu par le grand rouleau : " Un homme heureux est celui dont le bonheur est écrit là-haut ; et par conséquent celui dont le malheur est écrit là-haut, est un homme malheureux" ( 50) : il s'agit juste d'une question de distribution. Aussi force est de constater que le fatalisme donne une image très pessimiste de l’homme, réduit à un « automate » et pour ne pas désespérer, il ne reste qu’à se résigner, ou de "se moquer de tout" ( 115), si toutefois c'est possible puisque même Jacques n'y parvient pas malgré tous ses efforts.
Le vrai bonheur, selon Jacques, serait de se trouver toujours bien, même dans les situations les plus désagréables, qu'on ait "la tête contre une borne, au coin de la rue ou sur un bon oreiller." ( 116) et de ne plus se soucier de quoi que ce soit, de subir passivement les événements et les situations.
Les contradictions de Jacques
" D'après ce système, on pourrait imaginer que Jacques ne se réjouissait, ne s'affligeait de rien ; cela n'était pourtant pas vrai. Il se conduisait à peu près comme vous et moi." ( 204) et le narrateur d'énumérer certaines contradictions de Jacques.
En effet, si Jacques réaffirme avec force, tout au long de son entretien avec son maître ses principes, force est de constater que son " fatalisme" reste théorique, certaines de ses attitudes sont en contradiction avec ses principes, il en a conscience et en toute honnêteté, il reconnaît qu'il est difficile, voire impossible d'être toujours cohérent avec soi-même :« Il arrive souvent qu’une petite contradiction me déferre. »(116), " je suis inconséquent et violent [...], j'oublie mes principes" ( 191) et En effet, il devrait se soumettre aux événements,rester impassible en toutes circonstances, pourtant il ne maîtrise pas ses sentiments et « ne peut [s’] empêcher de pleurer ni de rire » , il est " insensé dans [ses] souhaits, dans [sa] joie et [son] affliction." et « il se me[t ]en colère contre l’homme injuste. ».
Convaincu que tout ce qui lui arrive "était écrit là-haut", Jacques admet qu'il n'a aucune prise sur ce qui lui arrive, il ne peut que subir les événements, il ne devrait donc pas se soucier du futur et ne pas remettre en cause les événements. Pourtant, force est de constater que son refrain est souvent mis à mal et qu'il agit contrairement à ses convictions et toute lutte contre ses contradictions s'avère inutile : " J'ai cent fois essayé" et le seul résultat de ses efforts c'est une nuit sans sommeil : " Je ne fermai pas l'oeil de la nuit."
Il prétend que le bien et le mal n’existent pas mais il est généreux avec la jeune femme qui casse sa cruche d’huile et il a des scrupules à l’égard de Denise à qui il ne baise que la main ; " Il se mettait en colère contre l'homme injuste" ( 204) De même il « prétendait qu’on est heureusement ou mal né », mais par ailleurs il admet que « l’homme injuste est modifié par le bâton »
Toute précaution est inutile pourtant Jacques est pris en flagrant délit de prudence en gardant les clefs des chambres des brigands pour ralentir leur éventuelle poursuite. et comme le rappelle le narrateur : " Il tâchait de prévenir le mal ; Il était prudent avec le plus grand mépris pour la prudence." ( 204)
Il ne croit pas en Dieu mais il "prie à tout hasard" ; il est tellement peu sûr de lui qu'il ne sait plus ce qu'il doit faire : à son maître qui lui recommande de se taire plutôt que de prier il répond " Peut-être que oui, peut-être que non" ( 191)
Jacques oublie ses principes, ce que ne manque de nous faire remarquer le narrateur : « toussant, jurant […] ce qu’il ne ferait pas s’il se ressouvenait que tout est écrit là-haut, même son rhume. »
Jacques est têtu et dit tout et son contraire : après avoir affirmé la relation de cause à effet ( 192) et l'avoir démontré à son maître ( 282), il lui arrive de la nier, ainsi lorsque la jeune fille tombe de cheval, il y a une cause évidente, la maladresse du chirurgien, mais Jacques affirme que c'est une conséquence de la fatalité : " il n'y a ni de votre faute, ni de la faute de M. le docteur, ni de la mienne, ni de celle de mon maître : c'est qu'il était écrit là-haut qu'aujourd'hui, sur ce chemin.... vous auriez une contusion à la tête...." ( 44)
En guise de conclusion :
Le maître de Jacques pose une question essentielle : est-ce que l'auteur du grand rouleau est omniscient et sait ce que Jacques fera délibérément, ou bien est-ce que Jacques agit comme l'auteur du grand rouleau a décidé qu"il agirait ? " ton bienfaiteur eût été cocu parce qu'il était écrit là-haut ; ou cela était écrit là-haut parce que tu ferais cocu ton bienfaiteur?" ( 46)Si c'est la première solution, alors l'homme fait ce qu'il veut quand il veut, et le fatalisme est ruiné. Mais Jacques se garde bien de répondre et valide les deux hypothèses, " Tous les deux étaient écrits l'un à côté de l'autre" ( 46) : le fatalisme, finalement ne va de soi ou du moins il est difficile pour l'être humain d'accepter que tout est décidé par avance et de renoncer à sa liberté.
Enfin, le fatalisme de Jacques ne se fait valoir qu'a posteriori, il parle toujours au passé : " c'était écrit", aussi sommes-nous tenté de penser que la fatalisme est présenté comme un moyen d'accepter la vie comme elle est : dés lors le fatalisme est un art de vivre et s'il n'empêche pas d'être malheureux, il permet de l'être moins en se moquant de tout.
Voir au cinéma "Slumdog Millionaire", et penser à Diderot ….
Diderot : Jacques le Fataliste (extrait).
Jacques ne connaissait ni le nom de vice, ni la nom de vertu ; Il prétendait qu'on était heureusement ou malheureusement né. Quand il entendait prononcer les mots récompenses ou châtiments, il haussait les épaules. Selon lui la récompense était l'encouragement des bons, le châtiment l'effroi des méchants. Qu'est-ce autre chose, disait-il, s'il n'y a point de liberté, et que notre destinée soit écrite là-haut ? Il croyait qu'un homme s'acheminait aussi nécessairement à la gloire ou à l'ignominie, qu'une boule qui aurait la conscience d'elle-même suit la pente d'une montagne, et que, si l'enchaînement des causes et des effets qui forment la vie d'un homme depuis le premier instant de sa naissance jusqu’à son dernier soupir nous était connu, nous resterions convaincus qu'il n'a fait que ce qu'il était nécessaire de faire. Je l'ai plusieurs fois contredit, mais sans avantage et sans fruit... La distinction d'un monde physique et d'un monde moral lui semblait vide de sens...
D'après ce système on pourrait imaginer que Jacques ne se réjouissait, ne s'affligeait de rien ; cela n'était pourtant pas vrai. Il se conduisait à peu près comme vous et moi .
Il remerciait son bienfaiteur, pour qu'il lui fit encore du bien. Il se mettait en colère contre l'homme injuste... Souvent il était inconséquent comme vous et moi et sujet à oublier ses principes, excepté dans quelques circonstances où sa philosophie le dominait évidemment ; c'était alors qu’il disait : »Il fallait que cela fût car cela était écrit là-haut « Il tâchait à prévenir le mal ; il était prudent avec le plus grand mépris pour la prudence. Lorsque l'accident était arrivé, il en revenait à son refrain ; et il était consolé. Du reste bon homme, franc, honnête, brave, attaché, fidèle, très têtu, encore plus bavard.
Ce long dialogue a été composé, par ajouts successifs, à partir sans doute de 1765. Ce roman est un anti-roman, le grand désordre quoi ! Pour l'étudier, il faut passer par les idées, illustrées tout au long des aventures.
Rédigé par : Cheap Air Jordans | 02 juin 2011 à 04h22