Il y a 100 ans, en 1914, à l'heure où l'Europe se prépare à enflammer le monde, l'architecte le plus brillant de l'Ecole de Chicago, Frank Lloyd Wright, vit le dénouement tragique de son histoire d'amour avec Mamah Borthwick Cheney.
"Loving Frank" raconte cette histoire d'amour qui a scandalisé l'Amérique puritaine et qui a coûté à l'avant-gardisme architectural du génie FLW, qui vivra son apogée grâce aux années 30. Le décor est celui de l'Europe, du Japon, et des EU à Oak Park (Chicago) et Taliesin (Wisconsin). Pour ceux qui ont eu la chance de visiter les maisons de FLW, vous ne pourrez pas échapper à l'émotion grandissante, au fil de votre lecture, en visualisant clairement les lieux de vie ces personnages hors du commun. A contrario, si vous ne connaissez pas cet épisode tragique, je vous invite à ne pas fouiner, avant votre lecture, sur le Net.
Pour découvrir l'œuvre de FLW, il ne suffit pas d'admirer ses maisons. Nancy Horan réussit dans son roman le spectaculaire défi de nous infiltrer dans la tête et dans le cœur de cet artiste de génie. Toute sa Vie est un hymne à la fluidité de la Nature et de l'Amour. Cet homme, dans son art, a créé la liberté créatrice du XXé siècle. Et la femme qui l'accompagne, Mamah Borthwick Cheney, va payer d'un lourd tribu, elle aussi, sa contribution à la Liberté de Femme, celle-là-même qu'à l'aube du XXIé, on défend encore avec difficulté.
Ce roman est un magnifique hommage au parcours violent et isolé des "évolutionnaires". Ces hommes et femmes, comme illuminés au Présent de ce que doit satisfaire l'Avenir, tracent le chemin de tous au prix de leur vie, de leurs proches et de leur réputation.
C'est en 1903 que Frank Lloyd Wright rencontre Mamah Borthwick Cheney. C'est le coup de foudre, comme il n'en existe qu'un dans une vie. "Quand je t'ai rencontrée, j'ai eu l'impression de découvrir un havre où penser était de nouveau possible. Avant de te connaître, je m'imaginais ne pouvoir prendre mon essor devant ma table à dessin que pour me retrouver invariablement prisonnier de mon mariage. Tu m'as donné des ailes, j'ai pu concevoir une existence plus vaste, tu m'as donné envie d'être un homme meilleur, un meilleur artiste".
A cette époque, le mouvement suffragiste fait déjà parler de lui. Et comme aujourd'hui, l'Europe du Nord a une certaine "avance" dans la diffusion d'idées sociales modernes. Mamah Borthwick Cheney traduira les œuvres d'Ellen Key. Cette suédoise est tout à la fois conservatrice et incroyablement radicale. Elle répand des idées nouvelles, sur lesquelles on se débat encore aujourd'hui à l'heure du "mariage pour tous" et du "féminin (au sens yungien du terme) dans l'entreprise et dans la société". Ce que nos adolescents et nos enfants trouvent aujourd'hui "naturel" (car tout se vaut …) a généré tant de combats, desquels certains ont été gagnés "grâce/à cause" de la Grande Guerre …
Que dit Ellen Keyet que vivent Mamah Borthwick Cheneyet Frank Lloyd Wright ? : "Dès que l'amour disparaît, le mariage perd tout caractère sacré. Mais si l'amour vrai, le grand amour, naît hors du mariage, il est sacré et mérite le respect. Chaque nouveau couple doit prouver qu'en vivant ensemble, il enrichit non seulement sa propre existence mais le genre humain tout entier. Seule la cohabitation peut décider de la moralité d'une union."
Ce couple d'Amour que forme Mamah Borthwick Cheney et Frank Lloyd Wright incarne l'existence libre et honnête. Ils ont mené une vie intègre. "L'amour est moral même sans mariage légal. Mais le mariage sans amour est immoral. Un mariage consommé sans amour réciproque, la vie maritale qui perdure sans amour mutuel ne contribuent à la dignité ni de l'homme ni de la femme. C'est au contraire une contrefaçon criminelle des valeurs les plus sacrées de l'existence. Dans le nouvel ordre moral, la seule chose échangée entre mari et femme sera un amour librement consenti, que ni l'un ni l'autre ne pourront jamais exiger comme un dû. De telles revendications ne sont qu'une grossière survivance des périodes les plus reculées de notre histoire."
Quand, en 1995, Clint Eastwood a réalisé le film "Sur La route de Madison", tiré du best-seller de Robert James Waller, paru en 1992, l'histoire se déroule en 1965 … Ce film a reçu une majorité de critiques favorables, et un très bel accueil du public. Que de temps s'écoule, que de vies déchirées, que d'hypocrisies avant qu'un nouveau paradigme s'impose sans qu'il ne soit plus question de s'interroger sur sa légitimité …
Ces femmes avant-gardistes du début du XXé avaient bien compris qu'il fallait gagner un changement radical, quitte à rétrécir le sens du changement. A l'époque, la liberté de la femme semble se limiter au droit de vote et à l'égalité des salaires. On n'a guère concrètement avancé sur ce dernier volet, et encore moins sur la position de la femme dans certaines régions du monde, arabe notamment … 100 ans plus tard …
La réalité est plus profonde. Il s'agit d'affranchissement. Affranchir les femmes des conventions, comme les "nègres" ont été affranchis de l'esclavage. A quoi sert d'être émancipée pour une femme à peine éduquée qui n'aura pas le courage d'agir ? Ellen Key ajoute "depuis toujours, on enseigne la témérité aux hommes. En revanche, le rôle qui revient aux femmes est celui de gardiennes de la mémoire et des traditions. Nous sommes devenues conservatrices par excellence. Les femmes ont besoin de comprendre la théorie de l'évolution, la philosophie, l'art. Elles ont besoin d'élargir leurs connaissances et non plus de s'employer à détruire la réputation de leurs semblables."
Il convient de rester à la fois vigilant et vaillant. Aujourd'hui que nous connaissons une nouvelle rupture dans notre système de valeurs sociétales, nous assistons aux mêmes extrêmes.
Au début du XXé, il y avait les adversaires adhérant à la morale conventionnelle et à la recherche d'un "amour pur" dépourvu de sensualité. Ceux-là même qui collaient des feuilles de vigne sur l'art moderne et censuraient la littérature érotique. Ceux-là même aussi qui ne vivant que pour leur progéniture font de piètres compagnons pour celle-ci. Et il y avait les adversaires prétendant être bohèmes, se jetant à corps perdu dans des liaisons éphémères décrites à tort comme de "l'amour libre". Ceux-là ignorent tout de la véritable dévotion amoureuse.
Aujourd'hui que notre société réclame un élan plus collectif et un rééquilibre entre vie personnelle et vie professionnelle se voit opposer à nouveau des adversaires : entre ceux qui affirment la sacro-sainte réussite économique et sociale comme seule indication de la valeur humaine, et ceux qui s'y opposent de façon forcenée, au point de valoriser une vie subventionnée par l'Etat. Un grand écart les sépare au milieu duquel la majorité des personnes se trouve et se cherche. Et c'est dans cet écart que nous sommes tous potentiellement des "évolutionnaires".
Mais revenons à ce couple que forme Mamah Borthwick Cheneyet Frank Lloyd Wright : il incarne l'amour le plus noble, celui qui unit l'intellect et l'érotisme. Quand les deux amants n'aspirent qu'à devenir un seul et même être, à s'accorder une liberté absolue et à s'épanouir ensemble, nous avons alors affaire à la forme d'amour la plus belle que puissent partager un homme et une femme du même milieu moral et intellectuel.
Connaître un tel amour, c'est se sentir dédoublé. Un tel sentiment affranchit et enrichit une personnalité, nous inspire des actes nobles et des oeuvres de génie. Quand ce grand amour survient, il emporte légitimement sur tout autre sentiment. L'amour parfait impose ses droits sur une existence.
Amour noble dis-je. Noblesse oblige dit-on … La noblesse ne signifie malheureusement que le respect des règles établies par elle-même. Le cadre juridique du mariage de l'époque n'était pas adapté à la libération des mœurs. Ainsi donc, l'amant coupable devrait perdre réputation et famille … La violence de la punition explique bien des hésitations. L'amour "volage" doit être puni et emprisonné dans une double contrainte inextricable : "le droit à l'amour libre, si légitime soit-il, ne sera jamais acceptable si c'est au détriment de l'amour maternel." L'enfant-roi allait bientôt naître, à force de confusion entre conjugalité et parentalité …
Mais voilà, c'était sans compter la puissance des sentiments du couple illégitime, leur courage, leur impuissance aussi, et leur intime conviction du sens de leur vie : "Il serait très regrettable que le monde décide de ne pas recevoir ce que j'ai à offrir", "Je préfère être franchement arrogant que d'une modestie hypocrite".
Le destin, qui n'est pas une justice divine, a eu raison du couple. Hébété, seul le travail a soulagé FLW du chagrin écrasant …
Pour visiter ce thème Evolutionnaire dans d’autres œuvres présentées dans ce blog …
Par exemple,
Sur la distinction entre conjugalité et parentalité, Familles Je vous aime de Luc Ferry,
Sur l'amour interdit au XXé siècle au Vietnam, Au Zénith de Duong Thu Huong,
Sur le divorce et la carrière des femmes aux EU, A la poursuite du Bonheur de Douglas Kennedy,
Sur le combat quotidien et parfois engagé des femmes au XXé, Le goût du Bonheur de Marie Laberge,
Quelques informations pratiques sur ce livre.
La biographie de l' Auteur.
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