L'Histoire commence « Je grimace dans le miroir, exaspérée. Ma saleté de tignasse refuse de coopérer. ». Anastasia Stelle, l’héroïne pourrait être la fille de Pierre Richard et de Bridget Jones … Le héros, Christian Grey, est l’archétype de l’homme (presque) parfait : milliardaire, beau, jeune, célibataire hétéro … Où est le hic ?!?
Effet de mode oblige, j’ai lu ce livre. Face à une telle déferlante, se faire son avis est un minimum Ai-je aimé ce livre ? NON ! Ai-je pris du plaisir en le lisant ? OUI … C’est le thème du livre, oui, non, oui, non …. Parlons-en …
Ce roman n’est pas un buzz, il assouvit une demande …
Beaucoup l’ont lu, et ce n’est pas fini. C’est un fait, c’est un livre à succès, débuté sur un forum de fans de Twilight, puis auto-publié sur le net. Cinquante nuances de Grey est le best-seller de l'année (et de tous les temps au Royaume-Uni…), avec plus de 40 millions d'exemplaires vendus et des commandes passées dans 37 pays.
Oublions ce qui relève pour moi d’irréalismes : l’immaturité mature de la sexualité de l’héroïne, la mère parfaite dans ses imperfections, la super-copine qui se méfie sans rien savoir, le Prince charmeur qui n’a rien de charmant, et j’en passe … Les contes de fées regorgent d’irréalismes, c’est le concept du page-turner : plus c’est irréaliste, plus on aime. Sorties de l’imagination de l’écrivain, on rêve que ces péripéties pimentent la « vraie vie » (je déteste cette expression !). Car la frontière entre fantasmer et vivre est aussi mince et aussi étanche que la frontière entre s’identifier à un héros et être le héros de sa vie.
Quand on lit Twilight ou Harry Potter, quelque part, c’est plus simple. Nous le savons bien que les pouvoirs magiques et les vampires n’existent pas. Mais le teasing sexuel, l’orgasme et le BDSM existent bien … cela ne relève pas de la pensée magique mais bien du comportement : c’est du réalisable, de l’expérimentable, et surtout du perfectible …
Ce roman s’adresse à beaucoup de monde …
Nos relations ne sont pas romantiques, et bien tant mieux, ce roman n’est pas à l’eau de rose !
L’évolution de la sexualité des hommes et des femmes n’est pas des plus synchrones : bon nombre de femmes découvrent leur sexualité à l’heure où trop d’hommes croient avoir tout vu, tout compris, tout maîtrisé. Quelle ironie ! Ce roman est le porn des Mummy frustrées ou nouvellement éveillées (au choix !). Quand elles n’osent pas dire à leurs amants leurs incompétences, ceux-ci refusent d’être guidés vers de nouvelles voies …
La normalité en sexualité n’existe pas, pas plus chez les humains que chez les animaux. La variété fait loi. Je me demande si certains des rétrogrades qui manifestent contre le mariage homosexuel lisent Cinquante nuances de Grey … Quel scandale cette démocratisation du BDSM ! (pour ceux qui veulent en savoir plus sur le BDSM, cf fin de la note). Alors, que les coincés et les hypocrites se détendent, dans le roman, c’est du soft (certes théâtralisé), du teasing sur le curseur, subtil j’en conviens, de la douleur : entre la piquante qui libère les endorphines du plaisir et la brutale offensante qui humilie. On peut exciter merveilleusement sa femme en la traitant, au bon moment et sur le bon ton, de « salope » tout en la respectant …
L’éducation sexuelle des jeunes est à la mode des préoccupations des adultes. A l’heure où les jeunes parlent entre eux et ont accès à tous les porn d’internet, les adultes sont bien embarrassés d’en savoir « moins » qu’eux … Les jeunes ne vont pas se contenter d’écouter ce que les adultes pourraient oser leur dire, ils vont répondre, interroger, étayer, et, grand dieu !, expérimenter ! Ce roman pourrait passer pour un guide de sexualité pour les jeunes … et alors ?! Il peut être l’occasion de la libération de la parole. Le tabou est néfaste et incontrôlable.
Tout ceci dit, je devrais encenser ce livre. Et bien non !
Education sensorielle versus éducation sentimentale …
L’héroïne est une vierge complète. A 22 ans, elle n’a non seulement jamais eu de rapport sexuel, mais elle ne se serait jamais touchée. Et comme si cela ne suffisait pas, elle a accès au nirvana dès sa première expérience, et toutes celles qui suivront. Moi je dis chapeau ! Chapeau bas à l’héroïne ! Chapeau bas à Christian Grey, maître incontesté de l’extase féminine ! Et l’auteure ne pouvait pas choisir d’autres postulats de départ : tout repose sur l’ambigüité dans la découverte de l’inconnu … comme si lâcher prise signifiait se détendre, comme si jouir signifiait s’abandonner …
Rendons à ce roman d’avoir formalisé des repères de conscience, « ma déesse » comme l’appelle l’héroïne, et des repères d’éducation (ouf, société et parents, nous ne servons pas à rien !), la copine sent qu’il y a un « hic », la mère aimante recadre … ne te perds pas dans ce que tu ne connais pas …
Car si les modalités de toute sexualité saine ne regardent que les adultes consentants qui la pratiquent, et quelles qu’en soient leurs façons, quel consentement existe dans la découverte de l’inconnu ? Le consentement découle de l’autonomie de la volonté, pris « en connaissance de cause », alors que l’inconnu fait loi … On peut se laisser pénétrer de ce que l’on ne connaît pas, quand on n’a aucun repère, aucune référence, mais comment protéger et faire respecter ses frontières quand on ne les connaît pas ? La société et l’éducation donnent des repères. Et l’héroïne en est imprégnée (je vous l’ai dit, elle est particulièrement inexpérimentée et mature, conte de fée oblige …). Et pourtant, elle va devoir franchir ses limites pour reprendre son destin en main. Elle va devoir vivre l’offense pour la faire stopper.
Et c’est là que, dans la « vraie vie », je décroche du message de ce roman. On peut s’éduquer sensoriellement et sentimentalement en paix avec soi et avec l’autre. La paix, avec soi, avec son voisin, avec ses pays limitrophes, n’est pas de les sortir de son territoire une fois qu’ils l’ont envahi, mais bien de faire respecter ses frontières, qu’elles restent inviolées. Ne pas le faire est se maltraiter, et autoriser la maltraitance.
L’offense …
Comment s’y prend l’offenseur ? … L’offenseur est doué, très doué ... Il utilise l’ignorance (« c’est pour ton bien », « je vais t’apprendre », « je ne sais rien », « je n’ai pas de références, de points de comparaison »), il utilise la culpabilisation (« tu m’as provoqué », « tu as aimé », « j’ai pris du plaisir »), il utilise le traitement de faveur (« tout amoureux offre des cadeaux », « je profite des cadeaux »), il utilise le manque de discernement et de courage (« tu es libre de partir », « j’ai honte ») … Et l’offensé est prisonnier dans ce qu’il croit être du respect et de l’amour. Comment s’offrir et offrir ce que l’on ne connaît pas ? L’estime de soi est si fragile, et la maltraitance un jeu courant.
Toujours plus …. C’est un jeu à deux. L’héroïne ne peut pas renoncer à la sentimentalité de la relation. Et y emporter le héros est son attente majeure. Chacun a un chemin à parcourir pour être en contact avec ses besoins et ses règles, et la négociation des attentes réciproques est un piège. Le temps passé à attendre ce qui n’est pas est du temps passé à violer ses besoins et ses règles … Seul un choc permet d’en sortir …
Trouver la force de faire stopper l’offense … Il est des cas dramatiques où l’innocence est volée sans que rien ne puisse être fait pour l’arrêter avant longtemps. Mais l’héroïne n’est pas seulement majeure, elle est aussi, je le répète encore !, très mûre dans son immaturité, elle ne manque ni de repères sociaux, ni de repères éducatifs, ni de l’amour inconditionnel de sa mère, et elle n’a aucun passé de maltraitance … Elle a même à son actif une voix intérieure, sa déesse, comme un sens corporel qui devrait lui permettre de se respecter …. si elle l’écoutait … Mais non, elle va provoquer l’intolérable pour s’offrir le choc dont elle a besoin pour faire stopper la machine infernale.
Roman sur les modalités du couple, pas sur le couple …
La vie de couple, c’est comment on satisfait ses besoins sans sacrifier l’autre, c’est comment on s’accompagne mutuellement à prendre soin de ses besoins respectifs, c’est comment on prend soin de soi auprès de l’autre. C'est être loyal avec soi en gardant une relation à l’autre, et il est possible que ce soit déplaisant à l’autre … Qu’est-on prêt à assumer de nous-même ? Ce qui compte, c’est s’aider, ne pas céder.
La fidélité à soi est autrement plus ardue que les modalités du couple. Ce roman ne parle que de modalités, il ne parle pas de vision du couple. Perdre de vue son idée de son couple en négociant les modalités de son exercice est mettre le couple à la benne. Ce rapport dominé-dominant, où à tour de rôle chacun joue une partie dans chaque camp, est le symptôme d’identités personnelles non construites. Quand on ne tient pas debout tout seul, en tant qu’être par nature séparé, quand on n’est pas construit dans son intériorité, on met des contrats de toutes sortes en avant, des modalités, on se crée des engagements, des règles, au lieu d’être liés naturellement par le désir …
Mais j’ai cru comprendre qu’ils vont y arriver au tome 3 …
Littérairement parlant, j’aurais préféré que ce roman aphrodisiaque soit un roman sur le couple. Mais il s’agit simplement d’un page-turner mal écrit et marketisé en trilogie. Il va, de surcroît, faciliter l’essor de l’e-book. La question est moins qu’on sache dans le métro que nous lisons ce livre, que de devoir (ou ne pas pouvoir) frustrer nos émois en le lisant …
Alors qu’on se le dise …. ce roman offre à certains couples « l’inspiration …. ou la paix ! »
Suggestion de lecture …
Femmes, libérez-vous, libérez-vous vraiment et découvrez notre histoire au cours du temps en lisant de Clarissa PINKOLA ESTES « Femmes qui courent avec les loups ».
Dans la colonne à droite (sous l'intitulé "Albums Photos"), vous trouverez des informations pratiques sur ce livre, des morceaux choisis, ainsi que la biographie et la bibliographie de l' Auteur.
BDSM, en savoir un peu plus …
Le sigle BDSM (pour « Bondage, Discipline, Domination, Soumission, Sado-Masochisme ») désigne une forme d'échange contractuel utilisant la douleur, la contrainte, l'humiliation ou la mise en scène de divers fantasmes dans un but érogène. Au centre des pratiques sadomasochistes et fondé sur contrat entre deux parties (pôle dominant et pôle dominé), le BDSM fait l'objet de pratiques très variées.
Les relations BDSM se vivent entre adultes consentants. Elles dépendent d’un accord mutuel que l’on nomme le contrat. Le contrat dans l'univers masochiste dominant/dominé officialise les relations comme étant agréées par les parties. Contrairement au sadisme qui n'est pas, lui, consenti et de ce fait ne peut dépendre du contrat.
Les sexologues ne voient qu'un intérêt relatif à vouloir guérir, au nom de la « normalité », un état de fait où le couple trouve son équilibre. Il n'en va pas de même du sadisme pathologique (agression, viol, etc.), qui relève d'un désordre grave de la personnalité.
Gilles Deleuze démontre que l'association par Freud des deux termes, sadique et masochiste, provoque « un monstre sémiologique » dans le sens où le sadique, celui qui fait souffrir dans l’œuvre de Sade, n'est pas une personne qui pourrait faire partie de l'univers mental du masochiste chez Sacher-Masoch. En effet, le sadique (chez Sade) se complaît dans la souffrance de l'autre à condition qu'elle ne soit pas consensuelle « et en jouit d'autant plus que la victime n'est pas consentante», alors que le masochiste (de Sacher-Masoch) aime à régler, dans des contrats, les modalités diverses de sa « soumission ».
La douleur psychologique (humiliations) ou physique peut devenir souffrance. Mais la douleur devient plaisir lorsque la charge d'endorphine couvre le choc de la douleur ce qui peut stimuler le désir ou amplifier les sensations.
Deleuze : « On remarque que le masochiste est comme tout le monde, qu'il trouve son plaisir là où les autres le trouvent, mais simplement qu'une douleur préalable, ou une punition, une humiliation servent chez lui de conditions indispensables à l'obtention du plaisir. »
Pour en savoir encore plus, …. Vive internet …
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